nouvelle publication

Monsieur Cinéma

2021
Littérature
6 min.

Nouvelle arrivée deuxième au concours "Robinson Crusoé" organisé par le blog Écrire de la fiction.

Jeune homme à la barbe longue

Robinson est arrivé pendant une nuit de tempête. C’était seulement le matin qu’on avait remarqué qu’il était là. Personne avait rien entendu, sinon ça aurait été le bordel. Normalement, on n’aime pas trop ceux qui s’incrustent. Il y a tout un processus. Faut connaître des gens… Même chez les clodos on te fait passer des entretiens. Mais Robinson, il avait des yeux tellement gentils qu’on avait pas envie de l’emmerder. Et puis il était venu avec ses cartons à lui et s’était installé dans le coin le plus pourri. La bouteille de whisky à peine entamée qu’il a fait tourner a fini de calmer les teigneux.

Il a gagné son surnom dans la demi-heure. Avec ses frusques en loques, ses cheveux longs et sa barbe en broussaille, il avait l’air d’avoir passé pas mal de temps sur une île déserte. Le surnom semblait lui convenir. En tout cas, il a rien dit — et de toute façon ça aurait rien changé comme peut le confirmer Chicots qui gueulait à chaque fois que son prénom c’était Thierry. Moi, c’est Monsieur Cinéma, parce que j’ai travaillé dans le milieu pendant ma vie d’avant.

Robinson, je l’ai pris sous mon aile comme on pourrait dire. Je l’ai fait profiter de mes coins : la semaine devant l’épicier et le week-end à l’entrée du parc. Il venait avec moi pour faire la manche. On parlait pas beaucoup, mais de tout. Sauf de lui. C’était un taiseux et ça m’allait bien. Rien m’énerve plus que ceux qui te rabâchent l’histoire de leur vie en insistant sur les moments pourris. Évidemment que ça a merdé, sinon tu dormirais pas dehors !

Je cherche pas à me mettre en avant, mais j’ai un peu d’éducation. Et Robinson ça l’intéressait, on lui avait jamais rien appris. L’histoire, la politique, la littérature, le sport. Et le cinéma, bien sûr. Je lui racontais mes films préférés et comment ça marchait. Bon, c’est sûr qu’il aurait eu mieux en allant à l’école, mais j’essayais de lui inculquer des trucs qui servent dans la vie. J’avais l’impression de servir à quelqu’un.

Un jour de pluie, qu’on attendait les rares promeneurs devant le parc, je lui parlais d’un film, je sais plus lequel et, avant que je finisse, il a commencé à raconter. À peine un murmure au début. Je crois qu’il s’adressait pas vraiment à moi. Il aurait parlé même si j’étais pas là. C’était le moment, c’est tout. Ça a duré longtemps. La pluie s’est arrêtée, des familles sont arrivées, et lui continuait. On a même pas tendu la main. Il était trop pris et moi j’osais pas bouger. J’avais peur qu’il s’arrête avant d’avoir tout fait sortir. C’était décousu et ça partait dans tous les sens. J’ai remis l’histoire dans l’ordre après.

Son premier souvenir c’est des coups sur la gueule. Il avait huit ou neuf ans et ils se mettaient à quatre pour le défoncer. Il vivait dans une espèce de foyer, des dizaines de lits alignés et une bouffe dégueulasse.

En grandissant, il a commencé à rendre les coups et à faire plus de dégâts qu’on lui en faisait. Alors on est venu le chercher, lui et un autre teigneux. On les a foutus à poil et amenés devant un grand type tout maigre en costume qui s’appelait Monsieur B. Ce gars a dit ok et on les a déposés dans un nouveau centre, plus petit. Mais le programme éducatif était le même : bastons et bouffe pour chiens.

On les entraînait pour des combats clandestins. Pas vraiment de règles. Deux gus dans une cage qui se tapaient dessus tant qu’ils pouvaient. Celui qui restait debout, ou à peu près, gagnait le droit de rejouer la nuit suivante. Les fanatiques de ces duels à mort payaient beaucoup d’argent.

Monsieur B était éleveur de champions. Son créneau, c’était les maigrichons. Les baraqués intimident, mais ils n’ont jamais vraiment eu à se défendre pour sauver leurs vies. Lui cherchait des mecs fins, nerveux, rapides, qui en ont pris plein la tronche et qui savaient ce que c’était que se battre pour survivre. Robinson et son camarade étaient parfaits. En plus, ils se ressemblaient, conséquence de la sous-alimentation et des coups encaissés.

Parce que Monsieur B avait monté une combine. Les deux jeunes se battaient sous le même nom, chacun leur tour, un soir sur deux. Ce qui leur donnait plus de temps pour récupérer. Ça a bien marché quelque temps, les paris grimpaient et le fric rentrait. Ils se sont fait une réputation. Une réputation d’homme à abattre. Les meilleurs venaient et, un soir, l’autre jeune s’est pas relevé. Monsieur B a pas imaginé que Robinson pigerait aussi vite. Vivant il était une preuve de la fraude. Alors il a pris ce qu’il pouvait et il s’est barré. Après avoir dormi quelques semaines dans des hôtels avec la thune qu’il avait réussi à voler, il est allé dans la rue. Et c’est comme ça qu’il nous a trouvés. Monsieur B le cherchait encore. Il en avait fait une affaire d’honneur et Robinson devait bouger souvent.

Quand il a terminé, je savais pas quoi faire. On est resté quelques minutes sans rien dire. Il a bu une goulée de bière tiède. Sur le moment, je me suis demandé pourquoi il m’avait raconté tout ça. Et puis le lendemain, Robinson avait disparu. C’est souvent comme ça dans la rue. On essaie de s’imaginer que les gars ont gagné au loto, retrouvé de la famille, séduit une héritière. Même si on y croit pas, on invente des belles histoires. Mais en général, c’est parce que le gars sent qu’il va pas bien. Alors il se barre pour aller clamser ailleurs et pas donner des emmerdes aux copains.

Ça a été le sujet principal des conversations pendant toute la journée. Chacun avait son idée. Et puis un petit malin a dit que Robinson était retourné sur son île et ça a mis tout le monde d’accord. Moi je savais ce qu’il en était.

Le lendemain, j’étais devant la supérette. Robinson me manquait, j’avais plus personne à qui étaler ma science. Un mec est venu me trouver. C’est difficile de donner un âge aux clochards, mais on voyait qu’il était vieux. Sa peau était marquée et il marchait tout courbé. Il vivait tout seul dans la rue, mais c’était trop dur et il avait besoin de partager un peu de chaleur. C’est ce que j’ai raconté aux autres quand je leur ai présenté le soir et personne a fait d’histoires. Je sais qu’ils m’ont fait une fleur, rapport à la disparition de Robinson. Ils l’ont même appelé Vendredi.

Après deux jours, des types aussi grands que larges se sont pointés. Il y avait un tout maigre en costume avec eux, presque invisible en comparaison. Il essayait d’être aimable mais nous parlait comme à des demeurés. Quand on vit dehors, on apprend vite le langage des yeux. C’est une question de survie. Et dans les yeux de ce mec, on lisait l’indifférence à toute forme de vie. Même la sienne, je crois.

Il a fait passer une photo. Un portrait genre carte d’identité. Le jeune sur le cliché était abîmé. Il ne souriait pas et regardait légèrement à côté de l’objectif, comme si on lui parlait de derrière l’appareil.

Même en sachant que c’était Robinson, j’avais du mal à le reconnaître. Une dizaine de mois dehors font tourner ton compteur de plusieurs années. Les autres l’ont pas remis et ils ont dit qu’ils l’avaient jamais vu. Au moment de repartir, le maigre en costume a sorti une liasse, peut-être mille euros. On voit jamais autant de billets d’un coup alors c’est difficile de savoir et il a promis que ça serait pour celui qui donnerait des informations sur le jeune.

Quand ça sera tassé, Vendredi et moi on s’en ira. Il pourra enlever son maquillage et redevenir Robinson. Il me plaît bien ce gamin. Je l’emmènerai découvrir le monde.