La succession du Roi

En ces temps lointains, le souverain du Royaume de l'hiver avait deux fils. Nés le même jour de mères distinctes, ils étaient aussi différents que deux enfants peuvent l'être. L'un avait les cheveux noirs comme la terre, l'autre blancs comme les nuages. L'un était grand et fin, l'autre petit et épais. L'un passait tout son temps avec le Maître d'armes, l'autre avec le Grand archiviste.
Le Roi aimait également les deux Princes et n'avait jamais traité l'un mieux que l'autre. Il les avait appelés Luc car il insistait pour ne faire aucune différence. Cela posait quelques difficultés pour le personnel du château, mais l'on pardonna cette fantaisie au Roi car il était bon.
Les années passèrent jusqu'au dernier jour du Roi. Il était étendu sur son lit, ses fils de chaque côté. Toute la cour trépignait pour qu'il désigne son successeur. Il leva péniblement une main et désigna le Prince Luc à sa droite. Une moitié de la cour poussa un soupir de soulagement pendant que le reste gémissait. Le Roi leva son autre main et désigna le Prince Luc à sa gauche. Une moitié de la cour entonna un discret chant de victoire, le reste se lamenta. Enfin, le Roi leva les deux mains et les joignit fermement devant lui, utilisant pour cela ses dernières forces. Le Roi s'éteignit paisiblement, entouré de ses deux fils abattus de chagrin, sous les murmures de consternation de toute la cour.

Avant même la fin des rites funéraires, la discorde survint. Appuyée par l'armée, une partie des courtisans jugeait que le trône revenait au Prince Luc désigné en premier. Pour les autres, soutenus par les archivistes, le Prince Luc montré en second devenait le Roi car les dernières volontés ont justement la particularité d'être celles qui sont énoncées en dernier.
Cependant, toute la cour convenait d'une chose : l'idée que les deux Princes succèdent au Roi était ridicule. Personne n'avait jamais vu ça dans le Royaume de l'hiver, même au plus fort de la guerre des brumes. D'ailleurs, le trône était trop petit pour les y asseoir tous les deux.
Les Princes, tout à leur chagrin, n'avaient aucun intérêt pour cette querelle et laissaient la situation se gâter. Chaque Prince avait abdiqué en faveur de l'autre, ce qui ne contentait personne.

Alors que la guerre semblait inévitable, un mage arriva au château. Il avait eu vent de l'affaire et offrait sa sagesse pour la démêler. Le vieil homme fut accueilli à bras ouverts. Il proposa une suite d'épreuves de force et d'esprit pour désigner le Prince le plus à même de succéder à son père. Mais les deux Princes, de compétences égales chacun dans leur domaine, totalisèrent le même nombre de points.

Le mage eut alors l'idée d'une épreuve ultime pour les départager. Il s'entretint avec chacun des Princes séparément et, le jour suivant, rassembla toute la cour dans la salle du trône.
Les courtisans furent surpris de ne pas y voir les Princes. Le mage avait su si bien les convaincre, qu'ils avaient quitté le château la veille, persuadés d'agir au mieux pour le Royaume. Après tout, ils n'aspiraient qu'à vivre ensemble comme ils l'avaient toujours fait et ils étaient partis explorer le monde à la recherche d'aventures et de connaissances.
Quant au Royaume de l'hiver, il subit pendant sept générations le joug du mage-tyran et de sa lignée.