La marche du Roi Blanc
Nouvelle écrite dans le cadre du défi d'écriture de la ville de Saint-Calais. De huit à dix mots devaient être intégrés dans un récit d'une page (en gras dans le texte).
Le rat filait le long d'une canalisation, son trésor serré entre les dents. Le crissement de ses griffes résonnait dans le tunnel et troublait le murmure de l'écoulement des eaux sales et épaisses.
Arrivé à un embranchement, il tendit le nez et le remua devant chacune des deux directions puis repartit vers la gauche. Les égouts formaient un vrai labyrinthe, sans l'odeur musquée caractéristique, jamais il n'aurait retrouvé celui qui le reliait à la colonie. Il trotta encore un moment puis le boyau s'élargit brusquement pour devenir une salle de grandes dimensions. À l'autre extrémité, une grille filtrait les plus grosses ordures. En s'accumulant, elles avaient formé un tas qui maintenait les rongeurs hors de l'eau et sur lequel ils s'étaient établis.
Le rat se força un passage au milieu de ses congénères bruyants et grouillants au prix de protestations féroces et de quelques coups de griffes. Parvenu au sommet, il se présenta devant le Roi blanc. Immobile comme un totem, la bête énorme avait un pelage si pâle qu'il en devenait transparent, on devinait la peau rose et ridée en dessous. Le contraste avec ses yeux, deux globes d'un rouge vitreux, en était presque douloureux. Ses longues griffes retenaient un vieux débris de nourriture qu'il butinait distraitement.
Écrasé par la masse imposante de son Roi, le rat desserra la mâchoire et laissa tomber sa découverte. Le papier, froissé et parsemé de taches d'humidité, était marqué des empreintes de ses dents. C'était le morceau d'un article de journal, avec une grande photo centrale. Le Roi blanc regarda le cliché plusieurs secondes sans parvenir à interpréter son contenu. Puis il poussa un cri strident qu'il fit durer jusqu'à obtenir le silence complet.
Alors, il se leva et mit en marche son corps massif. Dans un lent mouvement de balancier, il descendit jusqu'à l'eau et prit la direction de la surface. Tous avaient compris que le moment était venu et la colonie le suivit en lignes bien ordonnées réparties sur les canalisations de chaque côté du tunnel.
En haut du tas d'ordures, le bout de journal avait été piétiné par les immenses pattes du Roi blanc. Le cliché qui montrait un tapis de rats inondant les rues de la ville était maculé de boue, mais le titre restait lisible : « Invasion de rats : déjà plusieurs victimes. »