nouvelle

Éric

2009
Littérature
6 min.

Premier essai d'écriture d'une nouvelle.

Jeune garçon dans la cour d'une grande maison

Éric vit seul. Depuis tant d'années maintenant qu'il ne les compte plus. Pas par choix, parce que c'est comme ça. Dès que sa mère est morte, il a revendu le domaine familial. Trop grand pour une personne seule. Et puis il y avait le personnel. Et les odeurs du passé.
Il a acheté un petit pavillon dans une banlieue tranquille. Avec une route bordée d'Acacias. Pour l'odeur au printemps. Évidemment, les voisins ont essayé de sympathiser, comme il parait que ça se fait. Mais sans parole et sans méchanceté, Éric leur a fait comprendre qu'il ne fallait pas sympathiser avec lui. Si on ne le dérange pas, Éric ne leur fera pas de mal. Ils semblent avoir saisi.
Il ignore tout des rumeurs qui courent sur son compte. Mais bon, il s'en doute. Notamment avec le bruit que font les enfants quand ils enjambent la clôture du jardin par bravade. Leurs rires et leurs cris ne le dérangent pas. Il se souvient qu'il a été petit. Même s'il voudrait l'oublier.
On a déjà sonné à sa porte. Mais la sonnette n'est pas reliée, alors il ne l'entend pas.
Les volets sont toujours fermés, pourtant il ne fait jamais noir chez Éric. C'est juste qu'il ne supporte pas la lumière naturelle. À vingt-et-une heure, il éteint le lustre du salon. Comme ça il sait que dehors c'est la nuit. Mais chez lui il ne fait pas noir. Il laisse toujours beaucoup de lampes allumées. Ça lui coûte cher, mais l'argent n'est pas important. L'important c'est qu'il se sente bien. C'est ce que disait sa mère.
Il a une ligne téléphonique, et même un téléphone, mais il ne le branche que pour appeler le grand magasin de la ville. Il enregistre sa commande avec un magnétophone, et il le met en route quand le vendeur décroche. Au début cet imbécile ne comprenait pas. Éric a même dû parler une fois. Mais maintenant le système est rodé. Il passe sa commande le lundi matin, à dix heures, et on lui livre l'après-midi, à quinze heures. Il ne s'occupe pas des problèmes d'argent. Il a donné une fois le numéro de son compte et ils se débrouillent.
Il joue du piano. Pas très bien, mais il aime ça. Alors il continue. C'est un clavier électronique, qui peut jouer toutes sortes de rythmes. Les touches s'allument pour lui montrer lesquelles il doit enfoncer. Il joue surtout de la Samba et du Blues. Des autres aussi, bien sûr, mais moins souvent. Des fois il imagine qu'il joue très bien et il se voit dans un orchestre. Il est réveillé par ses nausées.

Il se lave deux fois par jour. Le matin à neuf heures, et le soir à dix-huit heures. Le matin c'est la douche. Plus rapide. Et le soir, le bain. Ça prend plus de temps. Il faut bien se savonner et se rincer. Il préférait quand c'était sa mère qui le faisait. Mais il a appris à le faire seul, maintenant.
Il s'occupe de toutes les tâches ménagères. Comme lui a montré Étienne, son professeur. Il aurait bien voulu garder Étienne, mais sa mère a dit non. Une fois qu'elle serait morte, il devrait vivre tout seul. Il fait sa lessive, les lundis et les jeudis. C'est suffisant quand on est tout seul. Il n'aime pas trop l'odeur de la lessive. Par contre, il aime bien celle des vêtements propres.
Il fait les poussières le dimanche. Le dimanche c'est le jour des poussières. Depuis toujours. Il met un masque anti-poussière. Son nez est sensible. Chaque fois il se dit qu'il a bien fait de revendre le domaine. Parce que dans son pavillon, ça ne lui prend que la matinée. Du coup, il a du temps en plus pour faire du piano. Sa mère n'aurait rien dit. Elle aimait bien le regarder jouer du piano. D'ailleurs c'est elle qui lui a donné. Une fois, en hiver. Il s'en souvient parce qu'il y avait de la neige sur les arbres. Elle est revenue avec un grand paquet décoré. En fait c'était juste du papier. Sous le papier il y avait une boîte avec le piano dedans. Il a gardé la boîte. Et il a gardé le papier aussi. Même s'ils n'ont plus l'odeur d'avant.

Sa mère disait qu'il n'avait aucune idée de ce qu'est l'amour. C'est pas vrai. Étienne lui en a parlé. Il lui a dit : « l'amour c'est beau mais c'est triste ». Et il lui a prêté L'idiot. Éric trouve surtout que l'amour c'est compliqué. Mais c'est écrit par un russe. C'est peut-être pour ça.
Des filles, Éric en a vu rarement. Et puis des pas très belles. Enfin, il trouve. Et puis sa mère n'aimait pas trop quand il y avait une fille dans le domaine. Elles ne restaient jamais longtemps.
Il y a le sexe aussi. Ça, sa mère n'en parlait pas du tout. Étienne un peu. Pas beaucoup, mais le minimum. Enfin, Éric le suppose. Il sait que le sexe c'est bon. Que ça peut servir à avoir des enfants. Et qu'il faut être au moins deux. Un garçon et une fille. Ou deux garçons. Ou deux filles. Lui il est tout seul. Étienne le savait bien. Alors il lui a appris à faire du sexe tout seul. C'est vrai que c'est bon. Une fois sa mère l'a vu. Elle a dit qu'il allait devenir sourd. Devenir sourd, il s'en moque. De toutes façons, il est tout seul. Et puis Étienne a dit que c'était pas vrai.

Tous les soirs, avant de dormir, il se rappelle. Il n'aime pas trop ça. Mais sa mère lui a dit qu'il devait le faire. Alors il le fait.
Il se souvient qu'il était petit. Que c'était une journée comme les autres. Et qu'il attendait que son père revienne du travail. Ça il aime bien s'en souvenir. De son père. Il n'était pas souvent là. Il disait que c'était pour que Éric et sa mère n'aient à se soucier de rien. Il était gentil. Mais pas avec sa mère, c'est elle qui lui a dit. Et aussi qu'il était trop petit pour comprendre ces choses. Éric le trouvait gentil. Il sentait le café et le cuir. À cause de sa veste qui frottait sur les sièges auto. Ça lui rappelle le temps où il avait le droit de sortir. Il avait même un copain. Un petit garçon blond. Avec des grosses lunettes qui sentait la guimauve et la fraise. Éric ne se souvient de rien d'autre. Il a oublié beaucoup de détails. Mais sa mère lui a raconté comment ça s'est passé. Elle, elle savait.
Son père remontait l'allée dans la voiture neuve. Il avait été absent toute une semaine. Il roulait vite, comme toujours. Éric jouait. Comme il voulait être le premier à voir son père, il avait descendu tous ses jouets dans l'allée. Il en avait mis partout. Il était comme ça quand il était petit. Et puis il y a eu une grosse détonation. C'est le pneu qui a explosé. Qu'Éric a fait exploser. Son père avait roulé sur un jouet. La voiture a commencé à zigzaguer. Les cailloux volaient partout. Elle est allée s'écraser contre le mur du garage. Il a couru vers la voiture. Il a glissé et s'est retrouvé par terre. Tout tâché de boue et du sang de son père. Et puis il s'est cogné sur une pierre.
Quand il s'est réveillé, il était dans sa chambre. Et ils étaient tous autour de lui. Tristes. Étienne, sa mère et le maître d'hôtel. Pas son père. Quand il a eu ouvert les yeux, ils sont tous partis. Sauf sa mère. Elle l'a regardé de son air sévère et elle lui a dit. Il est dangereux. Est-ce qu'il se rend compte de ce qu'il a fait ? Non, bien sûr qu'il ne s'en rend pas compte. Il ne sait pas ce qu'il a fait. Il a tué son père. Il est dangereux. Pour les autres. Il faut qu'il s'en éloigne. Sinon il va encore faire du mal. Elle, elle sait ce qui est bon. Elle lui a dit. Étienne et le maître d'hôtel n'ont rien dit. Éric n'a rien dit. Même s'il se souvient bien avoir senti l'odeur de la poudre ce jour-là.