nouvelle publication

L'Arche

2012
Science-fiction
7 min.

Nouvelle écrite dans le cadre du concours du festival de science-fiction BienVenus sur Mars sur le thème « 2012, fin de monde… ».
Elle a bénéficié d'une édition dans le recueil de nouvelles sorti pour l'occasion ainsi qu'une lecture publique.

Vue d'une ville futuriste Couverture du recueil de nouvelles Intérieur du recueil de nouvelles

En ce lundi matin, Richard Feydmann, un homme grand et mince à la démarche souple, se rendait de relativement bonne humeur à son laboratoire universitaire. Il ignorait que deux mauvaises surprises l'y attendaient.
La première avait la forme d'un post-it collé sur l'écran de son ordinateur et signé du Président de l'Université. Il lui demandait de passer à son bureau « ASAP ». La seconde était un mail du comité de lecture d'une revue scientifique de haute réputation :
« […] Malgré des qualités scientifiques certaines et la grande rigueur dont vous avez fait preuve dans vos recherches, nous sommes au regret de vous annoncer notre décision de refuser votre article. N'hésitez pas à nous envoyer vos travaux futurs, nous les étudierons avec la plus grande attention. »
« Pour les refuser aussi, certainement… » ajouta pour lui-même Richard en découvrant le message.
Chercheur en biologie depuis quinze ans, cet article représentait l'aboutissement de cinq années de recherches, menées à l'encontre de sa hiérarchie. Cinq années d'un combat quasi-quotidien pour obtenir des financements. Et voilà toute la reconnaissance qu'il obtenait.
Pour Richard, nul doute que le Président était déjà au courant. C'était probablement le motif de l'entretien. Il allait enfin pouvoir, selon sa propre formule, « recadrer » les recherches de Richard. Et cette fois, ce dernier aurait bien peu d'arguments à lui opposer.

***

Il frappa deux coups secs et une voix derrière la porte l'invita à entrer. Le Président de l'Université était au téléphone, visiblement avec une connaissance. Il avait la mine réjouie et ponctuait les phrases de son interlocuteur par des « Oui, voilà. », « Exactement ! », « N'est-ce pas ? » en tortillant son corps massif. Son fauteuil grinçait sous la torture.
La conversation dura encore deux bonnes minutes avant que le Président n'y mette fin. Tout ça faisait partie d'une mise en scène destinée à le faire se sentir insignifiant, Richard en était persuadé.
« Docteur Feydmann ! commença le Président en reposant le combiné. Avez-vous reçu le mail du comité de lecture ? (Il continua sans attendre la réponse.) J'espère que vous comprendrez maintenant ce que j'essaie de vous expliquer depuis plusieurs années, et que vous ne vous entêterez plus à vouloir rendre féroce votre pauvre "virus Feydmann".
— Ce n'est pas parce que les effets du virus sont inconnus qu'il n'est pas dangereux ! répondit Richard, insensibilisé au sarcasme à la suite de nombreuses discussions sur le sujet.
— Soyez raisonnable, Docteur Feydmann, insista son supérieur d'un ton paternaliste. Qui serait assez fou pour investir le moindre euro dans la recherche d'un remède à un virus totalement inoffensif ? »
Sur ce point le Président avait raison. Le virus se multipliait dans le corps de l'hôte, mais n'était pas actif. Cependant, les cas d'infection étaient de plus en plus nombreux. Les données que Richard avait rassemblées montraient une progression exponentielle. Il estimait à présent que 14% de la population mondiale était infectée.
Malgré cela, il se heurtait à un mur d'indifférence dès qu'il en parlait à sa hiérarchie.
Prenant le silence de Richard pour de la soumission, le Président reprit la parole.
« Vous êtes un excellent chercheur. Nous avons grand besoin de vos compétences et de votre expérience sur des sujets beaucoup plus porteurs. »
Richard n'en doutait pas. Il devait y avoir des dizaines d'études sur des molécules brevetées dont les résultats seraient dictés par les laboratoires pharmaceutiques. Et avec leur argent qui arrosait tout le comité de lecture, pas de problème de publication…

***

Richard s'affala à son bureau, la tête entre les mains. L'entretien lui avait donné mal au crâne.
Il songeait sérieusement à prendre le reste de sa journée quand son ordinateur lui signala l'arrivé d'un message. Par habitude plus que par envie, il le lut.
C'était son collègue qui lui envoyait de nouvelles données ; sans doute les dernières : les laboratoires d'analyses ne travaillent pas gratuitement.
Comme il l'avait fait tous les mois pendant ces cinq dernières années, il entra les valeurs dans sa routine de calcul.
Les résultats le surprirent. Depuis le mois dernier, le taux d'infectés n'avait pas évolué et stagnait à 14%, alors que les prévisions de Richard, basées sur les valeurs précédentes, l'aurait plutôt situé autour de 22%.
Il était encore en train de vérifier qu'il n'avait pas fait d'erreur quand son téléphone sonna. À peine avait-il décroché, qu'un homme parla :
« J'ai lu votre article, Monsieur Feydmann. Il est très intéressant. Je souhaiterais en discuter avec vous.
— Qui êtes-v…
— Retrouvez-moi à 20h00 dans le bar en face de votre laboratoire, l'interrompit l'homme. Je vous expliquerai. »

***

Intrigué, Richard se présenta au bar à l'heure dite. Il était presque vide et Richard repéra rapidement un homme seul, dans un box au fond de la salle. Arrivé à sa hauteur ce dernier l'invita à s'asseoir.
« Allez-vous me dire qui vous êtes ? demanda Richard en s'installant.
— Bien sûr, je suis Frank Roussel, journaliste indépendant.
— Comment avez-vous eu connaissance de mes recherches ?
— Je surveille un certain nombre de serveurs, privés et publics avec des mots-clés. J'ai repéré votre article. Son refus de publication ne m'a pas étonné, vos recherches dérangent.
— Qui peuvent-elles déranger ? interrogea Richard, réellement surpris.
— Le virus que vous étudiez a été conçu par l'armée. Il l'appelle l'Arche. Après des dizaines d'années de mise au point, ils ont lancé un test d'infection à échelle mondiale. Et vu les taux que vous annoncez, le test est largement concluant. Comment évolue l'infection ?
— Elle stagne depuis le mois dernier.
— Alors c'est que la phase d'infection est terminée. L'armée est sous tension dernièrement, ils préparent quelque chose d'énorme. Le problème c'est qu'on ne sait pas ce que fait le virus…
— Je travaille là-dessus depuis cinq ans, figurez-vous ! s'emporta Richard. Si j'avais la réponse, je serais ravi de vous la donner. Mais dans ces conditions, je ne vois pas en quoi je peux vous être utile.
— Voici une liste de noms de personnes très proches du projet. Un au moins doit vous être familier. »
Richard parcourut rapidement la liste. Il ne lui fallut pas longtemps pour repérer le nom du Président de l'Université. La surprise le rendit muet.
« C'est le seul civil de la liste, tous les autres sont des militaires, reprit le journaliste. J'aimerais savoir pourquoi il est impliqué dans ce projet. »
Richard, de son côté, aurait aimé savoir pourquoi il avait joué double jeu avec lui pendant toutes ces années.

***

Il se tenait devant le bureau du Président. Malgré l'insistance du journaliste, Richard avait tenu à y aller seul. Il aurait moins de mal à se justifier s'il était surpris à cette heure de la nuit, il lui était arrivé plusieurs fois de travailler tard.
La porte n'était pas fermée. Il fouilla rapidement le bureau et quelques tiroirs, mais ne trouva rien d'intéressant. Il alluma l'ordinateur et chercha une indication de mot de passe à proximité de l'écran.
« Je peux vous aider, Docteur Feydmann ? »
La porte s'était ouverte sur son supérieur. Après une seconde d'hésitation Richard décida de le confronter. Il se redressa en fermant les tiroirs qu'il avait fouillés et demanda avec toute l'assurance dont il était capable :
« Pourquoi m'avez-vous menti toutes ces années à propos du virus ?
— Nous ne pouvions pas garder tout le monde, Docteur Feydmann. Il a bien fallu faire un choix.
— De quoi parlez-vous ?
— Du déluge. Il va bientôt débuter. J'ai détruit tous les échantillons du virus. Vous ne pourrez pas vous l'inoculer. Il est trop tard.
— Mais pourquoi voudrais-je… »
Richard était perdu. Les propos du Président n'avaient aucun sens. Sauf si…
« Êtes-vous infecté ? demanda Richard le plus calmement possible.
— Bien sûr. Et heureusement ! »
Alors Richard comprit. Il comprit pourquoi le comportement du virus était si particulier. Pourquoi l'infection n'inquiétait personne…
Les infectés ne risquaient rien. C'était les non infectés qui étaient en danger. Eux qui seraient les victimes du « déluge ».
Richard, en pensant aux implications, vacilla et dû se retenir au bureau pour ne pas tomber. Le Président avança de quelques pas dans sa direction et reprit :
« Réfléchissez à la situation et vous comprendrez. Le monde ne tourne pas comme il le devrait. Des milliers de gens meurent chaque jour de soif et de faim, on fait la guerre pour des histoires de frontières, la pollution atteint des niveaux critiques, les ressources en énergies fossiles baissent inexorablement…
Depuis cinquante ans on investit des sommes phénoménales dans la recherche de solutions à tous ces problèmes alors que leur source est unique : nous sommes trop nombreux sur Terre. C'est l'unique problème. Si on le supprime, tous les autres se résolvent d'eux-mêmes.
Alors ils ont pris la décision qu'il fallait et un virus a été conçu. Nous l'appelons l'Arche. Il doit nous permettre de survivre au déluge.
Ils ont commencé par infecter à leur insu des artistes, des sportifs, des intellectuels et de la main-d'œuvre. Puis, lorsque le quota permettant de bonnes conditions de vie et un bon brassage génétique a été atteint, les places restantes ont été mises en vente.
Elles se sont monnayées des millions. La mienne m'a été offerte. En échange de quoi, je devais gêner vos recherches et décourager toute publication.
Le déluge commence la semaine prochaine. Du gaz neurotoxique va être pulvérisé dans l'atmosphère, les non infectés mourront en quelques minutes. Leur sacrifice permettra à tous les survivants de vivre dans de bonnes conditions »
Le président expliquait tout cela comme s'il s'agissait d'un simple protocole expérimental.
« Bien sûr, exécuter ce processus sur l'ensemble de la planète prendra quelques semaines. Nous souhaitons donc éviter au maximum l'affolement des populations. »
Malgré sa corpulence, le mouvement du Président fut rapide et Richard, encore sous le choc, n'avait pas pu réagir. Il glissa sur le sol, la seringue toujours plantée dans la carotide.
Le Président baissa les yeux sur lui.
« En toute sincérité, je vous plains. Vous ne vivrez ni la fin de ce monde, ni sa renaissance. »
Alors que le produit toxique se répandait dans son sang, Richard sombra dans la mort.