nouvelle

L'Affaire Michel

2013
Humour
6 min.

Nouvelle écrite dans le cadre de la 4e édition du concours de nouvelles organisé par l'ENSTA Paris Tech sur le thème « Hors la loi ».

Scientifique à moitié visible dans son laboratoire

Michel Kissa n'était pas un homme remarquable. Il ne l'avait jamais été. Un enfant timide et discret aux dires mêmes de ses parents (qui tentaient par là de justifier aux autorités les oublis successifs du petit Michel sur les aires d'autoroutes). Aucun de ses anciens instituteurs n'avait souvenir de lui, et la main ou la tête d'un camarade le masquait sur toutes les photos de classe.
Après une scolarité moyenne, Michel s'orienta vers des études scientifiques où il commença à montrer des aptitudes particulières en mathématiques. Gêné par cette révélation et sans doute par peur de se faire remarquer, il opta à l'Université pour la filière physique, où ses facilités le servirent sans le faire particulièrement sortir du lot.
Il aurait certainement obtenu les félicitations pour son travail de thèse si les membres du jury n'avaient quitté la salle avant la fin de sa soutenance, pensant en toute bonne foi qu'elle était terminée. Devenu Chercheur à l'Université, Michel coulait des jours simples et paisibles.

Un matin, que rien ne différenciait des autres, Michel fût surpris de ne pas trouver son reflet dans la glace de sa salle de bain.
Il eut beau se pencher en tout sens, se tourner, sortir du champ du miroir et y entrer à nouveau, rien. Le miroir ne renvoyait que l'image de sa baignoire. Et au milieu, là où il aurait dû se trouver, pas même une ombre.

La première surprise passée, Michel, en scientifique d'expérience, mena une série de tests sous protocole rigoureux, dont il nota en détail les résultats dans un petit carnet à spirales.
Premièrement, lui-même se voyait et pouvait se toucher. Et il ne remarquait pas de changement particulier dans sa personne. Le même nez large et bas dont il distinguait la forme en louchant, les mêmes petites mains terminées par des doigts trapus, le même double menton parcouru d'un poil dru et piquant… En se tordant la nuque, il parvenait même à apercevoir son dos et ses fesses. Aucun doute, ce corps flasque lui appartenait.
Il nota ensuite qu'il était en mesure de toucher et de tenir des objets. Il ne traversait donc pas la matière. Et c'était une bonne nouvelle, sans quoi il aurait sûrement fini au centre de la Terre, attiré par la gravité de la planète.
Il prit plusieurs clichés de lui-même en tenant l'appareil à bout de bras, et découvrit de manière prévisible qu'il était absent des photos.

Fort de ces résultats, il se mit à réfléchir aux implications de son état. Était-il la victime d'une nouvelle propriété surprenante des photons ? S'était-il changé en matière noire ?
Mal à l'aise à l'idée de voir son nom et sa figure s'étaler dans la presse scientifique, Michel hésita sur la conduite à tenir. Mais sa conscience professionnelle fut la plus forte et il se résolut à partager sa situation avec ses collègues de l'Université.

Ainsi donc, Michel Kissa prit la route de son laboratoire. Personne ne leva les yeux à son passage, et cela, enfin !, lui parut normal. Il se prit à espérer que tout ceci n'était qu'une hallucination, due à un manque de sommeil ou à une carence en vitamine, et qu'il était en réalité parfaitement visible. Pour s'affranchir de ses doutes, sitôt parvenu à son bureau, il appela son collègue le plus proche.
— Allô ?
— Bonjour Étienne, c'est Michel.
— Qui ça ?
— Oui, Michel Kissa. Je travaille dans le bureau à côté.
— Ah oui… Michel… Comment vas-tu ?
— Ça va. Dis, ça t'ennuierait de passer deux minutes dans mon bureau ? Je voudrais que tu voies quelque chose.
— Euh ouais… Bien sûr… Pas de problème. C'est quel bureau, tu m'as dit ?
— Le B12, celui juste avant le tien. Tu passes devant tous les jours.
— Ah mais il est occupé ce bureau ? J'ai un thésard qui arrive la semaine prochaine et je comptais l'installer là. Tu crois que tu pourrais l'accueillir ?
— C'est que la pièce est plutôt petite et…
— Bon, je vais essayer de me débrouiller, mais fais de la place quand même, au cas où… Allez, salut !
— Et sinon tu peux passer ?
— Ah oui, c'est vrai ! J'arrive.

Après avoir raccroché, Michel se prépara à recevoir son collègue. Il ajusta sa position sur la chaise et se passa une main dans les cheveux. Satisfait autant qu'il pouvait l'être, il patienta. Au bout de quelques minutes, la porte s'ouvrit sur le coursier qui, sans lever les yeux de son listing, déposa des lettres.
Trente minutes plus tard, Michel se résolut à aller à la rencontre de son collègue. Il trouva son bureau vide, comme tous ceux du couloir. Se souvenant alors qu'un Conseil de Laboratoire était prévu ce jour, il se dirigea d'un pas rapide vers la salle de réunion. Il entra discrètement, s'assit sur une chaise libre et attendit que tous les points à l'ordre du jour soient traités, sans plus intervenir qu'à l'habitude. Quand vint le moment des questions diverses, le Directeur demanda si quelqu'un avait quelque chose à dire. Et Michel leva la main.
N'obtenant aucune réaction, il se décida à prendre la parole.
— Moi j'ai quelque chose à dire.
Toute la salle tourna les yeux dans sa direction et Michel se sentit instantanément mal à l'aise. Certains regards étaient franchement hostiles : on approchait de l'heure du repas et ils craignaient de voir la réunion s'éterniser.
Dans le reste de l'assistance, on commençait à se poser des questions. On s'entre-regardait, en cherchant qui avait parlé.
Ce flottement dura jusqu'à ce que Michel se maîtrise et reprenne.
— C'est moi, Michel Kissa, qui ai parlé.
Plusieurs « Qui ça ? » s'élevèrent dans la salle. Michel feignit ne pas les avoir entendu et continua.
— Si vous ne pouvez pas me voir c'est parce que je crois que je suis invisible.
Cette déclaration provoqua à la fois stupeur et éclats de rire. On s'agita. On protesta. On se leva en grondant. Dans la cohue, une jeune doctorante se plaignit d'avoir reçu une main aux fesses. La responsabilité de cet acte navrant fut imputée à Michel, mais faute de preuve, on ne donna pas suite à l'affaire.
C'eût été une injustice, car si quelqu'un avait pu le voir à ce moment là, il aurait surpris Michel recroquevillé sur sa chaise, les mains sur les oreilles et clignant des yeux nerveusement. Il avait horreur plus que tout autre chose du bruit et de l'agitation.

Le doyen de l'Université, un homme de faits, scientifique jusque dans sa façon de tailler sa barbichette (en hyperbole), éleva la voix au-dessus du brouhaha.
— Allons Messieurs Dames, un peu de calme ! Kissa n'a jamais été un fanfaron. Écoutons ce qu'il a à nous dire.
— Merci, Professeur, reprit Michel une fois le calme revenu. Je ne souhaite effectivement créer aucune polémique et croyez bien que je suis le plus ennuyé dans cette histoire. Le fait est que, encore parfaitement visible hier soir, je me suis réveillé ce matin invisible.
Michel exposa alors les expériences qu'il avait menées et les théories qu'il avait développées. À la suite de quoi, et malgré certaines réticences, il fut décidé d'accorder à cette affaire l'importance qu'elle méritait.
Dans l'heure un groupe de travail fut chargé de mettre à l'épreuve l'invisibilité de Michel dans des conditions strictes de laboratoire. On se dirigea vers les salles de travaux pratiques en établissant en cours de route un protocole de facture classique : on allait bombarder Michel de tout un tas de particules et improviser en fonction des premiers résultats. Les techniciens installèrent le matériel et demandèrent à Michel de s'asseoir sur un tabouret.
Les bombardements s'enchaînèrent et tout semblait traverser Michel. Les chercheurs étaient perplexes, mais on continua l'expérience encore un bon moment avant que quelqu'un ne suggère de demander à Michel s'il était toujours là. On n'obtint pas de réponse.
Après deux heures de recherche intensives, il fallut se résoudre à écouter un thésard qui avait vu la porte s'ouvrir et se refermer avant le début des essais. Michel Kissa était tout simplement parti.

Il ne se montra ni le lendemain, ni le surlendemain et cette histoire fut rapidement oubliée.
Quand exactement Michel refit surface ? Aucune des personnes qui se souvenaient de lui n'aurait pu le dire. Toujours est-il qu'il figurait sur l'arrière-plan flou de l'une des photos du repas de Noël de cette année-là et qu'il semblait parfaitement remis.